C’est quoi « les enjeux psychoaffectifs » d’une addiction ?
En complément de cet article : https://elsa-domenech.fr/lhypnose-evolutive/ sur les bénéfices de l’Hypnose Évolutive dans le sevrage tabagique, je vous propose un excellent article de la psychologue clinicienne Widad Linda, intitulé : ‘‘Tabac, mon amour. L’addiction de Freud‘‘
Elle y analyse, dans la revue « Journal des psychologues » N°314, paru en février 2014, le cas clinique de Freud dans son addiction inexpugnable au cigare.
Son tabagisme le dévora tant et si bien qu’il déclara un cancer de la mâchoire en 1923. Malgré les conseils de ses amis médecins et les horribles souffrances que lui infligèrent ce carcinome verruqueux, il ne put renoncer à son addiction. Il mourut de « ce monstre » en 1939.
Je vous laisse découvrir quels étaient les « enjeux psychoaffectifs » qui l’ont ainsi chevillé au tabac.
« SIGMUND FREUD ET LE TABAC
Son propre tabagisme
« J’ai commencé à fumer à 24 ans, d’abord des cigarettes puis très vite, exclusivement, des cigares : je fume encore aujourd’hui à l’âge de 72 ans et demi et répugne beaucoup à me priver de ce plaisir. Entre 30 et 40 ans j’ai dû cesser de fumer pendant un an et demi à cause de troubles cardiaques qui furent peut-être causés par les effets de la nicotine, mais qui étaient probablement les séquelles d’une influenza. Depuis je suis resté fidèle à cette habitude, ou à ce vice, et j’estime que je dois au cigare un grand accroissement de ma capacité de travail et une meilleure maîtrise de moi-même. Mon modèle en cela a été mon père qui fut grand fumeur et l’est resté jusqu’à l’âge de 81 ans » (Grimbert, 1999). Nous constatons, d’emblée, que le tabagisme de Sigmund Freud est tardif. C’est pour lui un plaisir énorme et c’est ce qui lui donne une énergie supplémentaire pour approfondir ses recherches. Dans cette courte description, Sigmund Freud rejette la possibilité que le tabac soit en cause concernant son mauvais état de santé. Lors de ses différentes périodes d’abstinence, à la suite d’alertes cardiaques, il est incapable d’écrire. Il est, pourrions-nous dire, complètement stérile intellectuellement.
Osons l’idée, maintenant assez reconnue, que la cigarette, le cigare, la pipe etc., sont des représentants symboliques du phallus. Ainsi privé, le fumeur est souvent face à son incapacité de passer à l’acte. Sigmund Freud se retrouve donc face à son complexe de castration. « D’avoir renoncé à la douce habitude de fumer a grandement diminué mes intérêts intellectuels […] Du reste, je vis encore et, comme je ne fume pas, je n’écrirai presque plus rien, excepté des lettres. » (Freud, 1950).
En 1893, lorsque son ami et correspondant Wilhelm Fliess lui ordonne d’arrêter de fumer, car il pressent que le tabac est grandement responsable de l’état de santé de plus en plus déplorable de Sigmund Freud , ce dernier fait une promesse d’ivrogne ; il dit qu’il va « suivre scrupuleusement ses prescriptions » (Ibid.) puis, quelque temps plus tard, avoue qu’il « n’obéit pas à ses prescriptions » (Ibid.). On sent que Sigmund Freud redevient un enfant, ambivalent face à celui qui joue le rôle de parent castrateur. Il est en mode régressif dès qu’il s’agit d’arrêter le tabac. Le tabac accompagne Sigmund Freud tout au long de son élaboration de la psychanalyse : « J’ai beaucoup simplifié le bureau sur lequel j’écris… À droite une coupe contenant des stylos, à gauche une autre pleine de cigares ! » (Ibid.).
Le temps même d’une séance est calqué sur le temps de fumer tranquillement un bon cigare. Il pouvait s’accorder cette fameuse « écoute flottante », en se laissant envelopper par la douce fumée. Le terme même de « flottante » évoque sans difficulté l’aspect volatile de la fumée. Alors que la psychanalyse née grâce à la stimulation intellectuelle que provoque le tabac sur Sigmund Freud, ce dernier ne théorise pas sur le tabac. Celui-là même qui découvre la résistance de l’inconscient face à ses propres manifestations est résistant à travailler sur ce sujet. Didier Anzieu dira à ce sujet : « Alors que Sigmund Freud étendra peu à peu la compréhension psychanalytique à la plupart des manifestations psychopathologiques, la toxicomanie restera pour lui un champ inexploré, signe d’une “résistance” ancrée sur une faille personnelle » (Anzieu, 1998).
On peut avancer que, pour Sigmund Freud, fumer est un réel besoin primaire. Au début de la première guerre mondiale, il écrit à Ferenczi : « Malgré toute la générosité de l’entente, notre alimentation est toujours parcimonieuse et misérable : en fait un régime de famine. Mais le manque de cigares menaçant est presque pire pour moi, car je n’arrive pas à me restreindre » (Freud et Ferenczi, 1996).
C’est peut-être là qu’il faudrait rechercher le mystère du grand fumeur, c’est-à-dire celui qui a de grandes difficultés à se passer de tabac, indépendamment du nombre de cigares ou cigarettes fumés. En effet, le besoin est primordial, indispensable, on ne peut pas vivre sans fumer. Tout être vivant a besoin de se nourrir et de boire par exemple, sous peine de trépasser. Sigmund Freud exprime bien dans cette confession que le besoin de tabac est un besoin, bien plus fort que celui de s’alimenter. Mais ce besoin se transforme également en désir ! Le désir va de pair avec le manque. C’est parce qu’il y a du manque que nous désirons. Nous reviendrons sur cette notion plus bas.
À partir de 1893, Sigmund Freud sera continuellement balancé entre son besoin de fumer et les interdictions que lui prodiguent Wilhelm Fliess puis, plus tard, d’autres personnes, car en plus des alertes cardiaques, il développe à partir de 1932 un cancer de la mâchoire. Lorsque la maladie l’envahit de plus en plus et que le cigare ne peut plus du tout entrer dans sa bouche, il reste rêveur face à un présent qu’on lui fait. Il écrit en décembre 1935 à la poétesse Hilda Doolittle, sa patiente : « Face à ma fenêtre […] se dresse fièrement une plante, délicatement odorante. […] C’est une Datura, de la noble famille du tabac, dont les feuilles pouvaient tant faire pour moi autrefois, et si peu aujourd’hui » (Doolittle, 1956).
Existe chez Sigmund Freud un lien très fort entre fumer et écrire. En 1923 il est très heureux de pouvoir écrire à son ami médecin et psychanalyste Karl Abraham qu’il peut « à nouveau mâcher, travailler et fumer » (Freud et Abraham, 2006). C’est sûrement cette capacité d’écrire grâce au tabac, qui fait que Sigmund Freud fume dès qu’il y a une petite rémission, mais il sait, en plus, qu’il va mieux quand il arrive de nouveau à écrire. En février 1937, dans un courrier à Max Eitington, médecin et psychanalyste, il constatera que « remis de mes récentes lésions et de nouveau apte à fumer sans excès, j’ai même recommencé à écrire un peu » (Freud et Eitington, 2009). Voilà donc les trois besoins primordiaux à sa survie ! Un patient de l’hôpital me confie qu’il est difficile pour lui d’arrêter de fumer puisque, quand il arrête, cela veut dire qu’il est malade. Il sait qu’il est guéri quand il peut recommencer à fumer. C’est, sans doute, ce que faisait Sigmund Freud . Il ne pouvait admettre que l’arrêt du tabac fasse partie du traitement puisque ne pas fumer le ramenait sans cesse à l’idée de maladie. En avril 1938, il écrit à son frère Alexander : « Je voudrais que tu prennes les bons cigares qui se sont accumulés chez moi au cours de l’année, puisque tu peux encore profiter d’un tel plaisir, moi je ne le peux plus » (Grimbert, 1999).
Sigmund Freud et le cycle de Prochaska (1)
Pour situer Sigmund Freud dans le cycle de Prochaska, je vais utiliser le chapitre de Philippe Grimbert intitulé « Abstinence de Freud » (Grimbert, 1999) ainsi que la correspondance de Sigmund Freud avec Wilhelm Fliess dans La Naissance de la psychanalyse (Freud, 1950).
• Avant 1893 et sa correspondance avec William Fliess : phase d’indétermination Celle-ci se situe globalement avant l’apparition de tous ces maux. Sigmund Freud était un fumeur consonant, satisfait du plaisir que lui procure le tabac, grand partenaire de ses élaborations théoriques. Il ne se sent absolument pas concerné par l’arrêt du tabac. Au contraire, le tabac n’a que des qualités et il entraînera tous ses disciples dans cette dépendance.
D’ailleurs, il se vexe quand quelques-uns refusent de fumer.
• 18 octobre 1893 : phase d’intention
Lorsque Wilhelm Fliess, inquiet pour son ami, lui ordonne d’arrêter de fumer, il se retrouve souvent confronté à la grande résistance de Sigmund Freud qui doute énormément que le tabac soit la cause de ses maux. « Je crois que mon (cœur) va à nouveau s’emporter dans les prochains jours, et très sérieusement. Pour ce qui est du tabac, je suivrai douloureusement une de tes prescriptions » (Freud, 1950). À ce stade il reste encore ambivalent, pas du tout pressé de se passer de son objet de plaisir. « Douloureusement » (Ibid.) souligne l’effort insurmontable que cela lui coûterait. Il n’est pas encore prêt à faire ce sacrifice. Il se comporte comme un enfant qui sait qu’il doit faire quelque chose, uniquement pour obéir à un parent, mais non de sa propre impulsion.
• 11 décembre 1893 : phase de préparation
« Mon nez a été affecté d’un catarrhe ; mais, enfin, il va bien de nouveau et maintenant j’ai l’esprit clair et suis de bonne humeur. Aujourd’hui, j’ai commencé à me restreindre de fumer, c’est-à-dire réduire le fait de fumer continuellement à une quantité limitée, discontinue. » (Freud, 1950). Sigmund Freud consent donc à ralentir sa consommation, mais ne lâche pas encore son objet tabac. L’arrêt n’est pas manifeste. À ce stade, nous ne savons pas vraiment si la préparation est réelle et va mener à un arrêt ou si ce ralentissement de la consommation n’est pas mise en place pour berner celui qui lui « ordonne » d’arrêter.
• 19 avril 1894 : phase d’action
« J’ai vraiment renoncé à glisser entre mes lèvres une cigarette allumée et je suis même capable de voir fumer les autres sans les envier. Je puis actuellement concevoir que l’on soit capable de vivre et travailler sans cet adjuvent » (Freud, 1950). Cet arrêt tabagique plonge Sigmund Freud dans une profonde dépression qu’il déplore grandement, se sachant lui-même médecin spécialisé dans l’étude des névroses, mais ne sachant pas si « lui-même (est) atteint d’une dépression raisonnablement motivée ou bien hypocondriaque » (Ibid.). Dans la suite de son courrier, on pressent déjà que cette consolidation est fragile et qu’il cherche déjà derrière des explications pseudo-médicales une autorisation pour reprendre. « Je me suis hier soir adressé à Breuer et lui ai dit, qu’à mon avis, les troubles cardiaques n’étaient pas imputables à une intoxication nicotinique, mais plus probablement à une myocardite chronique, maladie à laquelle la fumée ne convient pas » (Ibid.). Il est en arrêt de façon complètement assonante. Il est insatisfait et cherche à mettre en échec la théorie de Wilhelm Fliess, en cherchant chez un pair/père, un avis qui contredirait le premier.
• 22 juin 1894 : rechute
« Je n’ai pas fumé pendant sept semaines, depuis le moment où tu m’en as donné l’ordre. Au début je me suis senti mal […], horrible misère de l’abstinence. Cette dernière s’est dissipée au bout de trois semaines environ […], mais je suis resté totalement incapable de travailler, un homme assommé. Après sept semaines, contrairement à la promesse que je t’avais faite, je me suis remis à fumer » (Freud, 1950). Sigmund Freud ne supporte pas le manque de tabac et les effets désagréables de l’abstinence. Cette dernière est si douloureuse qu’il décide de reprendre, sous prétexte qu’il ne peut plus travailler. Nous remarquons qu’il prête un pouvoir très important au tabac sur sa capacité de réfléchir et de continuer son œuvre. C’est là, certainement, la trace de l’immaturité, la faille narcissique de Sigmund Freud. Tout seul, il ne se sent pas capable d’aller au bout de son travail.
• 8 novembre 1895 : phase d’indétermination
Suivent, dans ce même courrier, les différentes raisons qu’il a trouvées pour légitimer ce choix.
• Il n’est pas sûr que son problème cardiaque soit lié au tabac ;
• le tabac lui permet de travailler et calmer ses angoisses ;
• son état de santé s’est amélioré.
• 13 février 1896 : rechute et indétermination
« Mon état de santé ne mérite pas que l’on s’y intéresse […], les migraines sont assez fréquentes. L’abstinence indispensable ne m’aide guère » (Freud, 1950). Ici, Sigmund Freud, de façon très immature, tente encore une fois de se persuader que l’arrêt du tabac ne lui est pas indispensable, puisque cet arrêt n’a pas donné lieu à une guérison miraculeuse.
• Décembre 1896 : action « L’abstinence me fait du bien ; ma consommation oscille entre un et quatre (cigares) par jour » (Freud,1950). Ce sera la dernière fois que Sigmund Freud parlera du tabac à Wilhelm Fliess. Il ne réussit jamais à prolonger ses périodes d’abstinence pendant lesquelles nous remarquons que le cigare reste présent. Il aura par la suite d’autres correspondants avec qui il pourra s’épancher sur le sujet. À travers le cycle de Prochaska, nous remarquons que Sigmund Freud est plus en mode de préparation continuelle que d’action réelle. Nous manquons d’éléments, mais nous remarquons qu’il ne franchit pas la phase de consolidation. Il balance constamment entre indécision, phase d’action et rechute. L’arrêt définitif n’aura jamais lieu, puisqu’il ne s’arrêtera de fumer que lorsque la maladie sera trop importante. Mais, même ainsi, il restera nostalgique et triste.
LA PSYCHANALYSE ET LA DÉPENDANCE AU TABAC
Le fumeur est l’expression même de l’inconscient. Il fume malgré lui, il n’y peut rien. Voici quelques concepts de base de la psychanalyse à partir desquels une réflexion élaborée pourrait développer et enrichir les acquis de la problématique de la tabacologie.
Le besoin et le désir
Le besoin
Le besoin a pour but un objet réel. Aucun rapport avec une quelconque représentation intrapsychique. Le besoin est concret, matériel et non pas symbolique. D’ailleurs, Sigmund Freud n’approfondit pas cette notion. Pour lui, le besoin a à voir avec les pulsions du moi (2) en opposition avec les pulsions sexuelles. Il est plutôt en rapport avec la survie ou l’instinct d’autoconservation. L’exemple cité la plupart du temps, parce qu’il illustre le tout premier des besoins, est celui du nourrisson qui pleure, car son besoin de nourriture est douloureux. La figure maternelle va répondre à ce besoin. Sitôt le besoin assouvi naît la satisfaction. De cette satisfaction naît le désir. « J’en suis venu à croire que la masturbation était la seule grande habitude, le “besoin primitif”, et que les autres appétits, tels que les besoins d’alcool, de morphine, de tabac, n’en sont que les substituts, les produits de remplacement » (Freud, 1950). Si nous revenons au fumeur, la première cigarette du matin est à mettre en parallèle avec le besoin, puisque le taux en nicotine dans le corps est bas, voire absent. Le fumeur a besoin de sa dose de tabac pour rétablir une homéostasie et retrouver dans son corps le niveau habituel de nicotine. Lorsque les fumeurs parlent des « bonnes » cigarettes, il s’agirait donc plutôt de celles qui répondent au besoin. Et toutes les autres, à quoi correspondraient-elles ?
Le désir
Le désir est fortement lié au besoin. C’est parce que le besoin a été satisfait qu’on a le désir de recommencer. C’est l’Autre qui déclenche le désir, alors que le besoin vient de soi-même. Avec la notion de désir, on trouve la notion de manque. C’est ce manque, parce que l’Autre n’est pas toujours là, qui va augmenter le désir. Chez les fumeurs, les cigarettes « en trop », celles qui sont les plus nombreuses, correspondraient plutôt à celles qui viennent répondre à un désir. Puisque le désir naît de la demande de répéter la satisfaction du besoin. Elles servent à retrouver cet état de bien-être du besoin primaire en nicotine satisfait. Le tabac est donc l’Autre, celui qui détient le pouvoir de satisfaction. Le tabac est bien un besoin chez le fumeur, mais la dimension du désir n’est pas négligeable. Rappelons que les « défumeurs » (3), malgré des années d’arrêt, peuvent très bien avoir encore le désir de fumer. C’est bien le manque, l’absence de l’Autre, qui maintient le désir, et cela même lorsque le besoin n’existe plus. Au cours des groupes de parole que j’anime, j’entends souvent des défumeurs déclarer qu’ils ne fument plus, qu’ils n’ont jamais craqué, qu’ils connaissent les dangers du tabac et ont peur des conséquences sur leur santé, et d’ajouter avec un sourire parfois radieux, parfois nostalgique : « Ce n’est pas pour autant que je n’aimerais pas refumer ! » Nous savons également que les défumeurs rêvent au cours de leur sommeil de tabac… et le rêve n’est-il pas la réalisation d’un désir ?
Je rencontre également d’autres fumeurs, qui s’accrochent désespérément à leur tabac malgré les avertissements des médecins, de leur propre corps ou de leur entourage. Mais Jacques Lacan apporte une précision importante : « L’inconscient montre que le désir est accroché à l’interdit » (Lacan, 1999). Sigmund Freud, à l’apogée de sa maladie, déclare à Marie Bonaparte et Lou-Andreas Salomé : « Un beau jardin d’hiver pénètre jusque dans mon bureau, mais il fait froid, il pleut et je fume un cigare en principe interdit » (Salomé, 1970). Sigmund Freud a donc sacrifié sa vie à cette pulsion orale qu’il n’arrivait pas à maîtriser. Cette pulsion, impossible à contrôler, lui vaudra un cancer localisé sur cette zone.
Le stade oral
C’est dès les premiers jours que le nourrisson découvre le plaisir de manger. Se développe, par la suite, tout le plaisir autour de la bouche, des lèvres, une partie du tube digestif, ainsi que le plaisir de succion. Certains fumeurs vont se contenter de la zone de la bouche, n’avalant pas la fumée, et d’autres éprouveront le besoin de faire pénétrer la fumée plus profondément dans leur corps. À ce stade, l’enfant est complètement dépendant de l’Autre. Au sortir de ce stade, il doit avoir réussi à être plus indépendant, parce qu’il sait qu’il n’est pas collé à l’objet. Lorsque l’enfant se fixe trop à ce stade oral, il peut, à l’âge adulte, développer de grands problèmes de dépendance. Dépendance due au besoin de suçotement, qui est la répétition du mécanisme premier de la satisfaction orale qui passe par la tétée. « Les lèvres de l’enfant ont tenu le rôle d’une zone érogène, et la stimulation réalisée par l’affût de lait chaud fut sans doute associée à la satisfaction du besoin alimentaire » (Freud, 1905). C’est à cette occasion que Sigmund Freud affirme que la fixation au suçotement peut faire des adultes qui boivent ou qui fument. En effet, le fumeur, à travers son acte de fumer, reproduit le suçotement de l’enfant (peut-être plus flagrant chez les fumeurs de pipe ou de cigare). Pour ceux d’entre eux qui avalent la fumée blanche et chaude, la métaphore du lait chaud est assez évidente.
Le stade anal
Au sortir du stade oral, l’enfant est plus indépendant et découvre son environnement. Il découvre qu’il peut maîtriser ses sphincters et, qu’en plus, il est félicité par l’adulte quand il y arrive bien. C’est le grand apprentissage de la maîtrise. Les plaisirs sadiques sont également à l’ordre du jour : l’enfant peut utiliser ses excréments pour salir et contrarier l’Autre. Si l’enfant reste à ce stade, il développe une certaine agressivité, verbale et-ou physique. On peut retrouver cette agressivité à travers la fumée de cigarette parce qu’elle importune l’entourage, parce que s’émane d’elle une odeur désagréable et que la cigarette ou le cigare laissent des déchets nauséabonds, tels la cendre et les mégots. Lorsqu’il y a satisfaction du « besoin » à travers le tabac, il peut s’agir d’un parallèle inconscient avec le relâchement du sphincter. Une façon que le fumeur trouve pour contrarier l’Autre est justement de « ne pas faire » quand cet Autre le lui demande. Quand on demande au grand fumeur d’arrêter de fumer, il s’obstinera à fumer encore plus. Ici l’Autre peut très bien être représenté par le médecin, qui est une autorité, une figure parentale. Sigmund Freud souligne que « c’est un des meilleurs signes de future excentricité ou nervosité, qu’un nourrisson se refuse opiniâtrement à vider ses intestins quand on l’assoit sur le pot, autrement dit quand il plaît à la personne qui s’occupe de lui, mais qu’il choisit d’exercer cette fonction selon son propre agrément. Il lui est naturellement indifférent de souiller son lit » (Freud, 1905). Autrement dit, si nous revenons au fumeur, il préférera continuer à se « souiller » de tabac, à garder la fumée en soi, plutôt que d’obéir à la volonté, au désir de l’autre. Voilà pourquoi il est très important de mener certains fumeurs à prendre seuls la prise de décision de l’arrêt du tabac.
Le stade phallique
Si nous revenons à Sigmund Freud et à son complexe de castration, qui réapparaît à chaque période d’abstinence, nous pourrions sans doute avancer que le mystère du fumeur et du non-fumeur, ou celui qui ne sera jamais dépendant du tabac, réside justement en l’intégration, la digestion de ce complexe. Cette problématique autour du complexe de castration est également liée à celle de la dépendance à l’Autre (rester collé), cette difficulté à se séparer, à accepter le deuil ou l’absence. Pour exemple, Sigmund Freud raconte : « Hier j’ai fumé mon dernier cigare et depuis, je me sens de mauvaise humeur et fatigué. J’ai eu des palpitations et la douloureuse enflure au palais que j’ai observé depuis mes jours de privation s’est aggravée. Ensuite, un client m’a apporté cinquante cigares. Apres en avoir allumé un, je suis devenu gai et mon enflure a disparu » (Jones, 1992).
La compulsion
Le fumeur est complètement assujetti au tabac. Il lui arrive d’allumer sa cigarette sans même s’en rendre compte. On pourrait dire que le fait de fumer devient un réflexe. En termes psychanalytiques, on parlera plutôt de compulsion, voire ici de compulsion à la répétition, que ce soit dans le geste même de fumer que dans les rituels qui s’imposent parfois, comme allumer une cigarette avant de commencer une action, pendant l’action ou après l’action. La compulsion est « cliniquement, type de conduite que le sujet est poussé à accomplir par une contrainte interne. Une pensée, (obsession), une action, une opération défensive, voire une séquence complexe de comportements sont qualifiées de compulsionnels, lorsque leur non-accomplissement est ressenti comme devant entraîner une montée d’angoisse » (Stone, 1971). La compulsion à allumer une cigarette répondrait donc à une défense contre une situation angoissante ou repérée comme anxiogène. Mais le grand fumeur fume du matin au soir, même sans situation anxiogène particulière. Ou alors « toute la vie […] serait anxiogène. Le grand fumeur est en proie à une angoisse diffuse, non fixée sur un objet, omniprésente, constamment renaissante et constamment niée et-ou évacuée par la cigarette. N’importe quelle situation déclenche le “signal d’angoisse” qui déclenche la cigarette » (Lesourne, 1984). L’angoisse est donc omniprésente dans la vie du fumeur.
L’angoisse, l’absence, la mort
Le tabac a sur Sigmund Freud un effet anesthésiant. Il lui évite de souffrir. Mais, en parallèle, le fait de savoir qu’il n’a plus de cigare en réserve, le fait également cruellement souffrir et déclenche chez lui une grande mélancolie. N’oublions pas que la mélancolie, cet état de grande tristesse, est fortement liée au deuil. Une fois sa réserve de nouveau enrichie, l’état mélancolique disparaît. La mélancolie est donc déclenchée lorsque l’objet d’amour, qui peut être la mère, mais ici remplacée par le tabac, est absent. Ce que rechercherait le fumeur dans l’incorporation du tabac serait de s’approprier, à chaque fois qu’il en a besoin, l’objet d’amour ou son objet symbolique de remplacement. Cette absence crée également de l’angoisse. Dans les différents témoignages que je peux entendre parmi les patients de l’hôpital, l’arrêt du tabac est, en effet, très angoissant. Sigmund Freud parlera de la névrose d’angoisse, classée dans les « névroses actuelles (4) » qui n’est pas une conséquence du refoulement, c’est-à-dire que la cause n’est pas à rechercher dans l’histoire passée du patient. Les névroses actuelles viendraient d’une excitation sexuelle d’origine somatique qui n’a pas trouvé sa décharge dans « l’action spécifique » à cause d’une insuffisance de participation psychique. « Il s’agit d’une accumulation d’excitation » (Freud, 1950).
Il est évident que cette accumulation aboutit, si elle n’est pas déchargée, sur une grande angoisse. « L’angoisse qui correspond vraisemblablement à cette excitation accumulée est donc de l’excitation somatique ; de plus, cette excitation somatique est de nature sexuelle et une diminution de la participation psychique aux processus sexuels va de pair avec elle. Ce qui mène à la névrose d’angoisse, ce sont tous les facteurs qui empêchent l’élaboration psychique de l’excitation sexuelle somatique » (Freud, 1973).
L’incorporation est un mécanisme qui permet au sujet la réalisation psychique d’un fantasme. « Toute incorporation vise, en protégeant l’objet d’une certaine manière, à réparer une blessure narcissique : à savoir la perte de l’idéal du moi » (Lesourne, 1984).
Le fantasme du fumeur serait-il à l’image de l’enfant qui joue au Fort-Da ? Qui, par son jeu de la bobine, mime l’absence et le retour de la mère ? « L’incorporation remplit la bouche vide d’un objet fantasmé, faute de pouvoir supporter le vide de la bouche, vide que ne peuvent que mal combler les mots » (Lesourne, 1984).
En psychanalyse, et selon Jacques Lacan, quand il y a impossibilité de mettre en mot, accession au langage, il y a barrage de la symbolisation, c’est-à-dire que le mot ne peut plus remplacer l’objet. Lorsque la symbolisation ne s’opère pas, cela équivaut à une structure psychotique. On pourrait avancer que le fumeur, même s’il n’a pas toujours une structure psychotique, essaye de remplir sa bouche d’une hallucination, d’un rien, de fumée, et celle-ci symboliserait la présence et l’absence de la mère. Ce serait là une façon de ne jamais faire le deuil de son absence. Le fumeur a ainsi accès au « sein » à volonté, à chaque fois qu’il en ressent le besoin.
La capacité d’être seul
La capacité d’être seul, concept proposé par Donald W. Winnicott, n’a rien à voir avoir la solitude ou l’isolement, mais plutôt la capacité d’être seul en présence de quelqu’un. C’est la solitude du nourrisson en présence de sa mère. C’est la capacité d’être UN, détaché de l’autre. Il semblerait que le fumeur ne supporte pas l’idée d’être seul, en présence ou non de quelqu’un puisque, souvent, il fume encore plus en société. La cigarette, le cigare ou un autre contenant en tabac, pourraient être sa façon à lui de continuer à être deux. Et, paradoxalement, il ne fait qu’un avec son tabac, il en est complètement dépendant, fortement attaché.
Cette capacité d’être seul se retrouve, selon Donald D. Winnicott, face à la scène primitive. « Dans la scène primitive, l’excitation du coït entre les parents est perçue ou imaginée. Ce rapport est accepté par l’enfant qui est en bonne santé, capable de maîtriser la haine et de la canaliser au service de la masturbation » (Winnicott, 1958). Nous retrouvons là l’hypothèse de Sigmund Freud par rapport à la névrose d’angoisse, où l’incapacité du sujet de décharger une tension sexuelle, provoque une angoisse importante. « La capacité d’être seul est un phénomène très élaboré […] Elle est en relation étroite avec la maturité affective » (Ibid.). Cette notion de maturité me renvoie directement à mon ressenti avec des patients en réadaptation cardiaque, le plus souvent des hommes d’une cinquantaine d’années, conscients des méfaits du tabac. Ils aiment à jouer la provocation et allument leur cigarette sitôt sortis du service. Tels des adolescents, ils fument soit franchement devant nous, soit cachés par un « camarade ».
EN CONCLUSION
En quoi l’apport de la psychanalyse serait enrichissant dans l’arrêt tabagique ? Il est plutôt courant, actuellement, d’utiliser les méthodes comportementales, qui obéissent mieux au concept actuel du « résultat rapide ». Je pense effectivement qu’aider un grand fumeur qui se met en danger correspond à une urgence où le comportementalisme a sa place. Néanmoins, ces méthodes ne sont peut-être pas suffisantes. Nous avons remarqué que l’angoisse est omniprésente chez le fumeur. Peut-être serait-il judicieux de proposer un travail en profondeur afin de mener le fumeur à maîtriser, à comprendre, à digérer ce qui provoque en lui ces angoisses. Nous remarquons, d’ailleurs, que le fumeur va souvent avoir tendance à remplacer sa dépendance tabagique par une autre : nourriture, alcool, etc. C’est peut-être là le revers du comportementalisme, qui va changer, transformer une habitude, c’est-à-dire effacer un symptôme, sans aller à la racine du problème. »
Notes
1. Le cycle de Prochaska a été conçu par les psychologues James O. Prochaska et Carlo C. DiClemente dans les années 1980. C’est un schéma de psychologie comportementale qui décrit tous les stades par lesquels passent les patients qui tentent de se défaire d’une dépendance.
2. Dans le cadre de la première théorie des pulsions (telle que formulée par Sigmund Freud dans les années 1910-1915 ), les pulsions du moi désignent un type spécifique de pulsions dont l’énergie est placée au service du moi dans le conflit défensif ; elles sont assimilées aux pulsions d’autoconservation et opposées aux pulsions sexuelles (Laplanche et Pontalis, 1978).
3. Concept créé par Robert Molimard, fondateur de la formation de tabacologie.
4. La classification de névrose d’angoisse est à différencier de l’angoisse névrotique.
Bibliographie
Anzieu D., 1998, L’Autoanalyse de Sigmund Freud et la découverte de la psychanalyse, Paris, PUF.
Doolittle H., 1956, Tribute to Freud , Manchester, Carcanet.
Freud S., 1884, « Über Coca », Vienne, EOD, 2012.
Freud S., 1905, Trois Essais sur la théorie sexuelle, Paris, Gallimard, 1987.
Freud S., 1950, La Naissance de la psychanalyse, Paris, PUF, 2005.
Freud S., 1973, Névrose, psychose et perversion, Paris, PUF, 1990.
Freud S., Abraham K., 2006, Correspondance 1907-1926, Paris, Gallimard.
Freud S., Eitington M., 2009, Correspondance 1906-1939, Paris, Hachette.
Freud S., Ferenczi S., 1996, Correspondance 1914-1919, Paris, Calman Lévy.
Grimbert P., 1999, Pas de fumée sans Freud : psychanalyse du fumeur, Paris, Armand Colin.
Jones E., 1992, La Vie et l’œuvre de Sigmund Freud, Paris, PUF.
Lacan J., 1999, Écrits II, Paris, Points.
Laplanche J., Pontalis J.-B., 1978, Vocabulaire de la psychanalyse, Paris, PUF.
Lesourne O., 1984, Le Grand fumeur et sa passion, Paris, Puf, 2008.
Salomé L. A., 1970, Correspondance avec Freud, Paris, Gallimard.
Stone I., 1971, La Vie de Freud, Paris, Pygmalion, 1998.
Winnicott D., 1958, La Mère suffisamment bonne, Paris, Petite bibliothèque Payot, 2006.
Pour citer cet article
Widad Linda ‘‘Tabac, mon amour. L’addiction de Freud‘‘
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