Elsa Domenech

Renaissance du FOU

Étrange estampe que celle du « Monde dans une tête de fou », Gourmont, 1590. 

Lorsque je m’y suis penchée, j’ai trouvé cette illustration saisissante par son actualité. Usant de la figure du fou, elle semble dire : 

« Si la lucidité est subversive, la folie est universelle. »

Lorsqu’il a réalisé cette aquarelle, il y a plus de 400 ans, Jean de Gourmont l’annota ainsi :

_ « Connais-toi toi-même » (Nosce te ipsum)

_ « Ô tête digne de l’ellébore. » (O caput elleboro dignum)

_ « Des oreilles d’âne, qui n’en a pas ? » (Auriculas asini quis non habet)

_ « Le nombre de fous est infini. » (Stultorum infinitus est numerus)

_ « Vanité des vanités, tout est vanité. » (Vanitas vanitatum et omnia vanitas)

En cette période de Renaissance où les navigateurs ont redessiné la carte du monde, où l’imprimerie donne accès à l’information et où les érudits ont dissipé les poncifs de la pensée médiévale, le « fou » change de statut.

Jusque-là représentant d’une coquille vide, le fou, du latin follis signifiant « sac vide » ou « enveloppe sans contenu » est considéré comme « inconscient de Dieu ». Par son incrédulité, ce mécréant s’oppose à la figure du sage. Cette âme sans foi, impie par nature, incarne non seulement les vices mais aussi la mort éternelle aux côtés du Diable.

Pieter van der Heyden : L’Ecaille naviguant, d’après Jérôme Bosch, burin, 1562, éd. par Jérôme Cock, Université de Liège.

Personnage aussi fascinant qu’effrayant tout au long du XVᵉ siècle, le fou bénéficie pourtant d’une place privilégiée auprès des rois. Ses frasques à la cour rappellent aux souverains, aussi bien qu’à leurs vassaux, la vulnérabilité de l’être. Mais si ces « sots » attestent des limites physiques, mentales ou morales de l’homme, ils détiennent pourtant le pouvoir d’exprimer « la vérité ». 

Sous couvert de divertissement, paraboles et « sottises » de ces « simples d’esprit » assènent bien souvent des vérités cinglantes. Ce langage de la folie, mêlant le rire à la lucidité, accorde au fou le privilège de révéler les travers du pouvoir ou de la société sans en subir les représailles. (Immédiatement en tout cas…)

Cette fonction subversive du « bouffon » n’échappe pas aux esprits subtils. Les plus talentueux s’introduisent à la cour parmi les personnes souffrant de handicaps physiques ou mentaux afin de se jouer d’eux. Ainsi mis en scène, le fou vient questionner le rôle que chacun joue, consciemment ou non, dans la société. Quelle est la part de folie en chacun ? Qui est le fou de qui ? Comment se connaître ?

Sebastian Brant (1458-1521) s’en saisit pour publier en 1494 La Nef des Fous (La Nef des Fols de ce Monde). Ce long poème satirique critique ses contemporains en les enjoignant à reconnaître leurs parts de vice, de faiblesse et d’inconscience.

Premier best-seller après la Bible, La Nef des Fous n’épargne personne.

« Le monde demeure dans une nuit profonde et persiste, aveuglé, dans le péché. Les rues sont remplies de fous. Ils mènent leur folie partout mais ne veulent pas qu’on le dise. C’est pourquoi j’ai étudié le projet d’équiper pour eux les nefs des fous. (…) C’est le miroir des fous dans lequel chacun peut se reconnaître. Celui qui s’y mire convenablement comprendra qu’il aurait tort de se prendre pour un sage, car il verra son vrai visage. »

Quinze ans plus tard, Érasme (1470-1536) enfonce le clou d’un pamphlet qui pointe cette fois les vices et dérives des lettrés et des érudits. L’Éloge de la Folie se veut renvoyer chacun à ses contradictions. À une époque où les tensions religieuses sont extrêmes, Érasme plaide un humanisme émancipé d’une pensée binaire, duelle, rendant à chacun sa part de bon et de mauvais.

Le XVIᵉ siècle s’ouvre donc à la folie. Insidieuse, elle est partout et le bouffon en porte la métaphore dans les cours d’Europe autant que dans les arts.

C’est à ce moment-là que la figure du fou se pare des attributs que nous lui connaissons aujourd’hui.

Nous les retrouvons fidèlement dans cette illustration :

_ Les oreilles d’âne, signe des crétins, coiffent le bonnet des insensés.

_ Leurs grelots sonnent creux comme les coquilles vides de ces âmes inconscientes, mais chatoient d’or à la faveur de ceux admis à la cour des rois.

_ La crête de coq, symbolisée au milieu du bonnet, rappelle la difficulté à maîtriser ses pulsions, ses désirs, ses instincts les plus vils.

_ Le costume, de rouge terrifiant et de bleu/vert instable, rappelle que le fou échappe à tout contrôle. (Longtemps le bleu (tout comme le vert) s’est avéré une couleur difficile à stabiliser, ce qui en a fait ensuite l’apanage des rois.)

Marx Reichlich, Le bouffon (v. 1519- 1520). © Marx Reichlich/Wikimedia

_ Et bien sûr, la marotte. Parodie du sceptre, la marotte donne au fou le droit de se rire des classes sociales supérieures. Il brandit là son pouvoir de dire tout haut ce que d’autres n’oseraient murmurer.

Il est étonnant de constater que ce « droit de vérité » était à l’origine surmonté de sa propre tête. Si cet ornement spéculaire met en dialogue le fou d’avec lui-même, on peut aussi craindre que son monde ne se restreigne à sa marionnette. L’Autre lui serait absent, tout comme lui-même qu’il ne peut identifier en tant qu’Autre. Dédoublé en sa marotte, le fou se mire sans se voir, sans se reconnaître, sans parvenir à s’envisager pour qui il est vraiment.

Cet échec de la fonction réflexive est toujours d’une grande actualité dans la compréhension de la folie.

On peut aussi voir dans la marotte une métaphore du pouvoir, voire du divin, mis à l’extérieur de soi, c’est-à-dire impossible à assimiler de manière subjective. Ce défaut à être sujet de soi-même, reflète finalement au monde ses propres failles identitaires. C’est ainsi, progressivement, que la tête de la marotte se transforme en miroir. Fort de ses lettres de noblesse, le fou révèle les lacunes d’une personne ou d’un système établi. En cela, il éclaire nos parcelles de vices et de souffrances qui peinent à être vues, reconnues et intégrées dans nos constructions aussi bien personnelles que sociales.

Dans notre estampe, ce miroir singulier semble une bulle fragile, aussi instable que le monde, prêt à éclater sous la pression des vanités. La référence à l’ellébore, symbole de paix et de sérénité mais aussi de scandale et d’anxiété, pourrait renforcer cette métaphore.

Ainsi, la figure universelle du fou nous rappelle que la lucidité se cache souvent sous le masque de la déraison.

Comme l’ellébore, il est à la fois poison et remède : celui qui ose le regarder y voit ses failles, celui qui l’écoute y trouve peut-être la clé pour se connaître.

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