Elsa Domenech

Jeux et enjeux psychologiques du « Oui mais… ».

 

Ha le « oui mais ». 

Désaccord poli, contre argumentation, tic de langage ?

Si cette expression nous est familière, elle peut s’avérer le signe d’un jeu psychologique aussi inconscient qu’énergivore.

Son usage occasionnel peut être entendu comme une protection à l’endroit d’une vulnérabilité ou d’une peur profonde. Plus soutenus, les « oui mais » relèvent parfois d’une résistance au changement, voire d’une recherche de complaisance par la plainte. Et lorsqu’ils sont systématiques, certains masquent volontiers une agressivité latente, un besoin de contrôle sur l’environnement ou encore une organisation dépressive à bas bruit. 

Derrière l’agacement que génèrent habituellement les réfutations obstinées du « oui mais », se cache une souffrance bien réelle. Dans la discussion, ces opposants malgré eux semblent vouloir garder le pouvoir alors qu’ils doutent plus certainement d’en avoir suffisamment pour surmonter leurs peines.

Ainsi, sous couvert de défense ou de résignation, le jeu du « oui mais » piège la communication. À leur insue, les joueurs de « oui mais » ne cherchent pas de réelles solutions à leurs problèmes, mais plutôt à valider leurs croyances limitantes. Celles-ci peuvent être profondément enracinées, telles que « ma situation est inextricable », « personne ne peut m’aider », « je suis bon à rien », « je suis impuissant »…

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Dans cet extrait du film « Oui Mais… » de Yves Lavandier (2001), l’échange illustre magistralement ce jeu psychologique tel qu’il a été décrit par Stephen B. Karpman.

Dans son triangle dramatique, Sauveur / Persécuteur / Victime, le joueur de « oui mais » se positionne en « victime », attendant de son interlocuteur qu’il le « sauve » de sa situation. Sans s’en rendre compte, il le « persécute » par ses contre-pieds systématiques. Et tandis que le « sauveur » se lasse, il l’envisage bientôt comme un « persécuteur » incapable de le comprendre. 

De son côté, l’interlocuteur a cru un instant pouvoir « sauver » son collègue. Cependant, il se trouve rapidement « victime » de son entêtement au négativisme. Il s’en agace ce qui le met un instant en position de « persécuteur ». Puis, sagement,  il se retire de la situation par le silence. 

Ainsi, malgré lui, le joueur de « oui mais » adopte une posture passive-agressive qui pervertit tant et si bien la communication qu’elle échoue.

Dans la vie quotidienne, mieux vaut esquiver ce type d’échanges car ils sont tout aussi épuisants qu’infructueux. Le silence, l’évitement des thèmes objets de « oui mais » ou même l’éloignement dans la relation, peuvent être le gage d’un bon instinct de conservation.

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Sauf que dans un contexte thérapeutique, cela n’est ni possible, ni attendu. 

Pour s’émanciper de cet écueil d’une relation d’aide qui échoue, le psychologue va avoir recours à ce que la psychanalyse nomme « l’analyse du contre-transfert ». 

Habituellement connue dans sa fonction de « déplacement », le thérapeute y occupe la place d’un membre de l’histoire du patient. Mais le transfert s’opère ici par « retournement », c-a-d qu’il donne à vivre à l’analyste la souffrance du sujet lui-même.

En y regardant de près, les réponses systématiques en « oui-mais », imposent au thérapeute de souffrir, le temps d’une consultation, presque autant que son patient.

Comment vous sentiriez-vous si la personne qui vous demande de l’aide et vous paie pour cela passait tout le temps de votre communication à démentir, déconstruire et annuler absolument tout ce que vous lui soumettez ? 

Tout comme vous, le psychologue se sent alors impuissant, nul, incapable d’aider cette personne. À la longue ces entretiens le dépriment un peu, puis, au bout d’un moment, ça le lasse, ça le gonfle, ça l’agace…

Et c’est justement au moment de cette agitation interne que le thérapeute a accès aux strates inconscientes de ce qui se déploie dans la relation.

L’analyse de ce vécu « contre-transférentiel », c-a-d inconsciemment induit par le patient, nous raconte comment celui-ci se sent profondément.

Aux prises avec ses peurs de ne pas y arriver et sa croyance de ne pas en être capable, le patient butte dans son évolution, s’en irrite et en désespère. 

Grâce à cette clé qu’offre la psychanalyse, le psychologue s’évite le poids émotionnel de ces entretiens qui risqueraient de l’éloigner du patient. Bien au contraire, en conscientisant le « retournement », il se rapproche enfin de lui, le comprend et l’entend même du dedans.

« Les joueurs de cartes »
Frères Le Nain, Les joueurs de cartes, 1635–40, huile sur toile, 61.4 x 76.2 cm, Musée Granet, Aix-en-Provenc

Cette réflexion empathique donne accès au mal-être caché du joueur de « oui mais ». 

Celui-ci ne souffre pas d’échouer à trouver des solutions à ses problèmes. Il va mal parce qu’il a délégué son pouvoir personnel à l’Autre. C’est bien pour cela que le transfert s’opère par « retournement ».

Autrement dit, le mode de transfert par « retournement » dévoile les processus de son fonctionnement. C’est parce que le patient ne parvient pas à être suffisamment SUJET de lui-même pour prendre en charge ses difficultés qu’il les assigne à l’autre.

De par cette posture de dépendance inconsciente, il a « passé la main ». Il n’a alors plus de « cartes en main ». Naturellement, il se sent vulnérable, apeuré et s’en défend en éloignant l’autre tout aussi fort qu’il s’y agrippe.

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Cette porte de l’analyse dynamique des enjeux transféro-contre-transférentiels, ouvre la voie(x) au travail thérapeutique qui restait jusque-là bloqué.

Pour ce faire, le psychothérapeute accueille cette place de souffrance « par retournement ». Il la partage ainsi avec le patient, ce qui l’en soulage. De plus, cette endurance bienveillante du praticien permet au sapeur de « oui mais » d’expérimenter qu’on peut survivre à cette douleur d’impuissance. Le thérapeute en est la preuve.

Au cours de son accompagnement, le psychologue soutient patiemment la personne dans sa prise de conscience du processus pathologique. Il importe ici de ne pas la laisser le « sadiser » par son agressivité latente mais de lui rendre totalement sa responsabilité dans ce qu’elle vit. 

La gageure du praticien nécessite aussi de déjouer les pièges de la culpabilité, lesquels pourraient saboter la compréhension des notions de responsabilité littéralement entendue comme « celui qui répond de », c-a-d le SUJET de ce qui se vit.

Cézanne, « Les joueurs de cartes », huile sur toile, 1890.

Le psychologue doit aussi tenir bon pour rappeler deux choses cruciales au patient. 

La première : Il est la seule et unique personne à avoir du pouvoir sur sa vie. Lui seul est en mesure de trouver les solutions les plus adaptées à ses besoins. Et lui seul peut les mettre en œuvre de manière juste car personne d’autre que lui ne connaît mieux sa vie. 

La seconde et non la moindre : Quelles que soient les difficultés rencontrées, le thérapeute a entièrement, totalement et absolument confiance en lui pour réussir. 

C’est par cette sérénité opiniâtre du psycholothérapeute que même un négativiste chevronné peut commencer à croire en sa propre capacité à s’autonomiser. Reste ensuite à suivre son rythme pour lui rendre une à une les cartes de son jeu jusqu’à ce qu’il recouvre entièrement son pouvoir personnel.

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Le « oui mais » n’est donc pas qu’une simple expression. S’il peut nous servir d’alerte pour nous épargner les affres de certaines relations toxiques, il parle aussi de parts de nous restées en souffrance. 

=> Ces endroits où nous n’avons pas réussi à devenir sujet de ce qui nous troublait

=> Ces angles morts où ne voyons plus nos forces et nos ressources pour y recourir

=> Ces espaces d’immaturité où nous espérons encore que l’Autre vienne nous sauver alors qu’il suffirait qu’il nous aide à avancer dès que nous faisons le pari d’être en mesure de nous relever. 

En somme, ces zones où nous avons oublié notre liberté intrinsèque à être les créateurs de nos vies.

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