Marion Durand-Gasselin, La Double Vision.

 

Une patate danseuse étoile s’est invitée au cabinet.

Et si l’anodin, à bien y regarder, renfermait sa propre beauté ?

 

Non content de nous offrir des espaces de liberté infinie à dialoguer, en soi, avec nos parts en attente de sublimation, la création artistique nous invite à cultiver notre « double vision ». 

Ce concept de l’artiste peintre, graveur et poète William Blake, nous rappelle que notre observation du monde ne peut se réduire à son état littéral sans risquer de perdre de vue sa sensibilité.

« Quand vous voyez avec un seul oeil, vous êtes amenés à croire un mensonge, a écrit William Blake dans un poème. Voir avec un seul oeil, c’est voir le monde avec une seule vision. Le voir avec les deux yeux, au contraire, c’est cultiver ce que Blake a appelé la « double vision », qui perçoit plus en profondeur, et commule une perception littérale avec une autre, métaphorique. »1

« Ainsi, cette « double vision » lui révélera non pas l’oiseau qui fend l’air – spectacle que nous montre l’organe œil – mais l’immensité que traduit son vol. « Ne comprends-tu pas que le moindre oiseau qui fend l’air/ Est un monde de délices fermé par tes cinq sens?» Dans le vol de l’oiseau, c’est l’illimité qui nous est donné, et la joie que procure une telle liberté. Pourvu que nous sachions « voir », c’est-à-dire que nous vivions par l’imagination cette expérience, éprouvant en nous-même la sensation de l’envol et de l’espace, l’oiseau qui fend l’air nous porte dans une toute autre région de l’être que celle qui est définie et bornée par les sens. Le vol de l’oiseau nous dévoile l’infini dont nous sommes faits. »2

Experte en « double vision », Marion Durand-Gasselin rend grâce aux moments interstitiels de nos existences relégués au temps perdu ainsi qu’aux choses que nous rangeons pêle-mêle dans le tiroir du dérisoire, du futile. 

Ainsi, par la poésie de ses couleurs, de ses formes et de son humour, les moments de silence, d’attente, de réserve, de rien, d’être là… retrouvent leur importance, leur profondeur. 

Telle que la psychanalyse écoute en même temps le manifeste et le latent, un garçon au poisson rouge reste en suspens entre ces deux dimensions. Dialogue-t-il avec cet autre si étrange ? S’interroge-t-il sur sa vie, leurs différences, leurs ressentis ? S’imagine-t-il à sa place ? Est-il hypnotisé par le chatoiement de ses couleurs, de son éclat ? Ou peut-être ne pense-t-il à rien ? n’observe-t-il que ses ronds dans l’eau ? 

Nous n’en savons rien, mais nous ressentons qu’il se passe quelque chose, qu’il y a de la poésie dans ce moment là, de la beauté, de la délicatesse…

 

Non contente de rendre ses couleurs à ces petits riens, Marion Durand-Gasselin  n’hésite pas à détourner la matière même de l’usuel en espace de création.

On ne le savait pas, mais à l’intérieur de la brique de lait se cachait une patate. Une patate qui rêvait de danser aussi belle que la délicate ballerine de la boîte à musique. Il a suffit d’une pointe, d’un coton-tige et d’un inoffensif laminoir à pâtes pour qu’elle apparaisse. 

Face à cette œuvre, si l’anodin devenait sensible ? s’il avait lui aussi ce potentiel en lui ? S’il suffisait de vivre simplement pour vivre riche de l’infinie beauté du monde ?

Quand on s’autorise à regarder doublement ou même à écouter doublement, il existe parfois, à l’intérieur d’une brique de lait, une patate qui danse.

Je vous invite à jeter un oeil sur les oeuvres de Marion Durand-Gasselin ici : 

https://www.artmajeur.com/marion-durand-gasselin

 

Enfin, ses propres mots lorsqu’il s’agit de Patate danseuse étoile.

« Elle est fragile même si elle n’a pas l’air d’avoir peur du ridicule. C’est souvent comme cela qu’on me charme ou que je me sens, cela dépend des moments des jours et du beau temps.

Il s’agit d’une gravure sur Tetra pak, ici une brique de lait Arailladou, restons local. Je grave avec une pointe et fais des effets d’ombrage avec un coton tige. Ma presse c’est une tourniquette à pâte, pardon un laminoir à pâte.

J’aime l’idée de la récupe et de détourner les objets de leur fonction première.

Que dire de plus ? Juste que la grâce se trouve souvent où on l’attend pas dans une patate. »

Crédit Photos : Marion Durand-Gasselin

Notes :

1 : Patrick Harpur, « Une réalité Daïmonique », in Coll. « Phénomènes », Éditions Trédaniel, p228.

2 : Christine Jordis, « Vision prophétique de William Blake », in Études 2014/4, Éditions S.E.R., p78.

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